Le refus du gouvernement Indien de délivrer un brevet à Novartis pour son produit Gleevec® (Imatinib) déjà largement commenté, met en exergue les positions parfois radicalement contraires entre ce qui mérite de faire l’objet d’un monopole et ce qui devrait rester accessible au public. Bien que cette question soit omniprésente à travers le monde, les réponses semblent disparates, notamment de par les procédures appliquées pour la délivrance des brevets. La situation en Inde semble très spécifique et non représentative du reste du monde. Imatinib est en effet protégé dans de nombreux pays, en particulier en Europe et aux Etats-Unis, par plusieurs brevets. En quoi les systèmes brevets européens et américains sont-ils plus favorables aux brevets protégeant les molécules thérapeutiques ? Dans quelle mesure les demandes de brevets en Europe ou aux Etats-Unis auraient-elles pu subir le même sort qu’en Inde ? Les brevets secondaires, souvent utilisés pour prolonger la protection du principe actif après l’échéance du brevet de base, sont-ils vraiment utiles ? Autant de questions qui méritent une petite analyse de la situation.
Brevet de base Vs brevets secondaires
La situation européenne illustre la pratique courante de protéger le produit pharmaceutique dans un premier brevet, suivi d’un ou plusieurs autres brevets portant sur des aspects secondaires du produit. Dans le cas des produits pharmaceutiques, des usages médicaux différents peuvent faire l’objet de brevets distincts, à l’instar d’éventuels posologies ou régimes de dosages.
Dans le cas d’Imatinib, le premier brevet européen EP0564409, déposé le 25 Mars 1993 et délivré le 19 janvier 2000, revendique via une formule de Markush un groupe de dérivés N-phenyl-2-pyrimidine-amine ainsi que les éventuels sels associés. Il revendique également spécifiquement la N-(5-Benzoylamido-2-methyl-phenyl)-4-(3-pyridyl)-2-pyrimidine-amine, seule, représentant Imatinib. Il revendique en outre spécifiquement le même produit combiné à un sel pharmaceutique.
Les revendications couvrant les formulations pharmaceutiques et leur usage dans le traitement de tumeurs et de l’athérosclérose, ainsi qu’un procédé d’obtention de ces composés, sont également incluses dans ce premier brevet.
Le second brevet EP0998473, déposé le 16 juillet 1998 sur la base de la demande internationale WO99003854, et délivré le 1er octobre 2003, revendique une forme cristalline du sel d’acide méthanesulfonique du même composé comprenant la forme cristalline β.
Les brevets européens ont leur pendant aux Etats-Unis.
L’opinion écrite émise durant la phase internationale du second brevet reconnaît la nouveauté de la forme cristalline du sel d’acide méthanesulfonique, bien que le sel lui-même soit connu. L’obtention d’une forme cristalline d’un sel connu y est cependant considérée comme une opération de routine par l’homme de métier et considérée comme n’impliquant aucune activité inventive. L’opinion écrite reconnaît cependant que les propriétés hygroscopiques de la forme β du cristal justifient d’une activité inventive, pour autant que cette forme soit clairement définie. Par ailleurs la proportion de cette forme β dans le produit revendiqué doit être définie, de sorte que les propriétés qui le caractérisent soient valables sur l’ensemble du champ revendiqué. La revendication principale délivrée en Europe le 1er Octobre 2003 est finalement dirigée vers une forme cristalline comprenant plus de 90% en poids de la forme β, laquelle est caractérisée par ses pics de diffraction X. L’effet technique associé est une meilleure conservation du produit dans des conditions humides.
Aucune opposition n’a été déposée à l’encontre de ces deux brevets européens, délivrés sans difficulté à l’issue de procédures tout à fait standard.
Alors que le premier brevet ne suscite à priori aucune contestation, la délivrance du second, relatif à une forme cristalline particulière du sel d’acide méthanesulfonique, mérite d’être examinée à la lumière de son refus en Inde.
Brevet secondaire rejeté en Inde
La demande portant sur une forme cristalline particulière du sel d’acide méthanesulfonique est rejetée en Inde sur la base de la section « 3(d) of the Indian Patent Act » :
« The mere discovery of a new form of a known substance which does not result in the enhancement of the known efficacy of that substance or the mere discovery of any new property or new use for a known substance or of the mere use of a known process, machine or apparatus unless such known process results in a new product or employs at least one new reactant. »
Le texte donne en outre les précisions suivantes :
« For the purposes of this clause, salts, esters, ethers, polymorphs, metabolites, pure form, particle size, isomers, mixtures of isomers, complexes, combinations and other derivatives of known substance shall be considered to be the same substance, unless they differ significantly in properties with regard to efficacy. »
Le sel d’acide méthanesulfonique d’imatinib est une substance déjà connue. La forme cristalline β de ce sel est rejetée d’emblée comme une nouvelle forme d’une substance déjà connue, le déposant n’ayant par ailleurs pas démontré une amélioration significative de l’efficacité du produit entre sa forme initiale amorphe et sa forme cristalline. L’efficacité s’entend dans ce cadre comme un bénéfice thérapeutique.
Dans le cas de l’Inde, cette demande de brevet est refusée sans qu’aucune évaluation sur le fond n’ai pu avoir lieu. Mais qu’en est-il de la brevetabilité de telles espèces dans les autres systèmes brevet ?
Brevetabilité d’une forme cristalline en Europe et aux Etats-Unis.
En Europe, la décision T0777/08, relative au brevet EP1148049 délivré le 15 décembre 2004, issu de la demande WO9703959 déposée le 8 juillet 1996 pour l’atorvastatin reconnaît qu’une forme cristalline particulière d’un sel déjà connu peut être considérée nouvelle. Cependant, le polymorphisme des substances actives fait partie des connaissances générales et la recherche de formes cristallines particulières fait partie des tâches routinières de l’homme du métier. Ainsi la simple production de formes cristallines d’un produit pharmaceutique connu n’implique aucune activité inventive. En cela cette décision corrobore l’avis donné dans l’opinion écrite relative au brevet du sel d’Imatinib délivré en 2003. Cependant, selon cette même décision, les meilleures propriétés des formes cristallines obtenues sont attendues de l’homme du métier et ne justifient pas non plus d’une activité inventive. L’activité inventive reconnue pour le brevet sur le sel d’Imatinib dans l’opinion écrite paraît donc discutable à la lumière de la décision sur l’atorvastatin. Dans ce contexte, une opposition sur le brevet du sel d’Imatinib aurait peut-être aboutit à sa révocation au motif que l’homme de métier aurait escompté des propriétés hygroscopiques différentes pour chacune des formes cristallines et de la forme amorphe, et que le résultat obtenu était attendu. En l’absence d’opposition, le brevet sur le sel d’imatinib est délivré.
Aux états unis, la demande US6894051, relative à la forme cristalline β du sel d’Imatinib a quant à elle été refusée en première instance sur cette base, demandant au déposant de démontrer que lors d’une procédure de routine en vue d’obtenir le sel d’ acide méthanesulfonic du produit imatinib, déjà décrit dans le brevet précédent, la forme cristalline β n’est pas obtenue de façon inhérente. La décision est cependant annulée après un appel, au motif que pour imposer une telle charge de preuve au déposant, l’examinateur doit démontrer de manière raisonnable pourquoi il considère que la forme β est inhérente au procédé d’obtention d’imatinib décrit dans le document de l’art antérieur, ce qui n’a pas été fait. Le brevet US6894051 a donc été délivré avec une date d’expiration en 2019.
Dans ce cas, les questions de fond sur la brevetabilité de telles espèces ont été substituées par des considérations procédurales. En théorie, les offices brevets européen et américain auraient pu refuser le brevet relatif à la forme cristalline β du sel d’Imatinib, conduisant à une situation similaire à celle de l’Inde. En pratique, le brevet est délivré en Europe et aux Etats-Unis, offrant alors une issue bien différente de celle de l’Inde. Mais un brevet protégeant une forme cristalline d’un sel permet-il réellement de prolonger le monopole relatif au produit pharmaceutique couvert par le brevet de base ?
Protection apportée par le brevet secondaire
Dans le cas de Gleevec®, la revendication principale du second brevet, relatif à une forme cristalline β d’un sel d’Imatinib, n’interdit pas en principe l’utilisation du principe actif originel Imatinib, dès lors que les droits relatifs au premier brevet sont échus. Nous relevons à ce titre que des certificats complémentaires de protection (CCP) ont été délivrés par exemple en France, en Suisse et au Royaume unis pour une extension de la protection du principe actif jusqu’en décembre 2016.
Le second brevet revendique une première utilisation thérapeutique de cette forme cristalline β, applicable à tout nouveau produit. La forme cristalline β du sel d’Imatinib est formellement admise comme étant nouvelle, une telle revendication est donc autorisée. Il revendique également un second usage thérapeutique, relatif au traitement de maladies tumorales. La décision G2/08 établit que dans le cas des applications thérapeutiques, les notions de nouveauté et d’activité inventive ne relèvent pas tant de la substance que de ses objectifs. Les articles 54(4) et 54(5) CBE autorisent aujourd’hui explicitement un dosage ou une voie d’administration spécifique d’une substance thérapeutique, ou encore le traitement d’un groupe particulier de patients. La décision G2/08 ne définit pas précisément ce qu’est une application thérapeutique nouvelle et inventive. Il n’est donc pas exclus que l’utilisation d’une forme cristalline particulière à des fins thérapeutiques puisse être considérée comme nouvelle et inventive, que la forme cristalline en question soit elle-même nouvelle ou non. Cette revendication liée au second usage thérapeutique semble donc défendable.
Ces dispositions légales relatives aux premiers et seconds usages thérapeutiques n’excluent cependant pas les considérations usuelles sur la brevetabilité, en l’occurrence les aspects liés à l’activité inventive. Le brevet relatif au principe actif Imatinib, déjà utilisé à des fins thérapeutiques, revendique en outre les sels d’imatinib, sans pour autant spécifier le sel d’acide méthanesulfonique revendiqué dans le second brevet. Le sel d’acide méthanesulfonique est par ailleurs déjà connu au moment de l’invention. L’utilisation du sel d’imatinib à des fins thérapeutiques semble donc évidente au vu de l’art antérieur. Les propriétés thérapeutiques d’une molécule sont à priori les mêmes, qu’il s’agisse de sa forme amorphe ou d’une forme cristalline particulière. Tout au moins, aucune indication ne laisse supposer le contraire. L’activité inventive de l’utilisation thérapeutique de la forme β du sel d’Imatinib apparaît donc contestable au vu de l’art antérieur.
En outre, l’effet technique sous-jacent aux revendications du brevet secondaire est relatif aux propriétés hygroscopiques de la forme cristalline β. Cet aspect est totalement distinct de son usage thérapeutique. La protection qui découle du second brevet devrait alors être limitée à la forme cristalline β du sel d’imatinib, bien que l’activité inventive en soit contestable, et exclure toute implication thérapeutique. En l’occurrence, il légitime de considérer que le second brevet ne couvre pas la forme initiale du Glivec®, déjà objet du premier brevet.
Aux états Unis, le brevet US6894051, relatif à la forme cristalline β du sel d’Imatinib est pourtant listé dans le « Orange Book », qui référence les médicaments approuvés par la FDA et leurs brevets. Le second brevet est donc identifié par le déposant comme relatif au principe actif originel Glivec®. Sun Pharma initie un dossier ANDA (Abbreviated New Drug Application) pour l’exploitation d’un générique du Glivec® après l’expiration du premier brevet, et tente d’invalider le second brevet relatif à la forme cristalline du sel d’imatinib, au motif que ce second brevet vise à étendre le monopole pour Glivec® d’une manière indue. Il avance à cet effet que le déposant a abusivement prétendu que l’art antérieur ne décrivait pas le sel d’imatinib et que sa forme β avait des effets surprenants, alors qu’il était en réalité accessible par l’homme de métier par des opérations de routines. Sun Pharma se plaint en outre de l’enregistrement de ce brevet dans le « Orange Book », et de ce que l’action en contrefaçon du déposant à son encontre représente une « sham littigation » pour faire valoir son brevet. Cependant, Sun Pharma n’est pas en mesure de démontrer en quoi la présentation par le déposant de la forme cristalline β comme étant surprenante est un comportement intentionnellement trompeur vis-à-vis de l’examinateur. L’examinateur est considéré libre de juger de lui-même en quoi la forme β pourrait être surprenante. Le motif avancé par Sun Pharma selon lequel la poursuite en contrefaçon du déposant à son encontre ne repose sur aucun fondement et qu’elle est donc une « sham littigation » n’est pas jugée pertinent, puisqu’il est basé sur le manque d’activité inventive allégué du brevet. Or, un brevet délivré est présumé valide et ne peut être invalidé qu’avec des preuves claires et convaincantes. Le fait que la demande de brevet ait été refusée en première instance ne suffit pas à invalider le brevet finalement délivré.
Dans cette approche, encore une fois des considérations procédurales prennent le pas sur les aspects de fond. Nous pouvons après coup nous interroger sur la pertinence des arguments avancés, mais l’essentiel à retenir est que le second brevet s’est révélé efficace pour retarder l’entrée sur le marché de génériques. Le brevet secondaire a bel et bien prolongé le monopole lié au brevet de base.
Une telle approche peut-elle être systématique ?
Faut-il alors systématiquement compléter le brevet de base par des brevets secondaires ? Concernant le cas du Glivec ®, Novartis a déposé en 2014 la demande WO2014011284 relative à la combinaison d’un inhibiteur de c-kit et un inhibiteur de FGFR, permettant de protéger la combinaison d’Imatinib et de Dovitinib à des fins thérapeutiques, pour les cas de résistance à l’Imatinib.
La demande a cependant été abandonnée en Europe, où l’activité inventive d’une telle combinaison était considérée évidente au vu de l’art antérieur. Le cas US correspondant US2015202203 est également abandonné pour les mêmes raisons.
Gardons à l’esprit que les exigences relatives à la brevetabilité s’appliquent le plus souvent en accord avec les règles établies. Le cas du Glivec® apparaît davantage comme une exception que comme la règle. S’il est légitime de vouloir optimiser le cycle de vie d’un produit par des brevets secondaires, retenons que l’objet revendiqué doit être nouveau et de préférence impliquer une activité inventive. L’histoire démontre qu’il ne faut pas s’interdire pour autant de déposer une demande de brevet sur des aspects dont l’activité inventive semble à priori discutable. L’issue de la procédure d’examen n’est pas prédictible et une fois délivré, un brevet peut être difficile à révoquer.