Je reviens d’une semaine intense dans la Silicon Valley dans le cadre d’une mission économique neuchâteloise. Comme à chaque voyage, l’optimisme des américains face à l’innovation me sidère. La technologie est avant tout vue comme une menace ; en Californie, c’est une opportunité pour réinventer le futur.
« Software is eating the world ». Les logiciels vont tout bouffer. Une telle déclaration venant de la part du patron de Netscape pourrait passer pour de la fanfaronnade. Et pourtant ; nous ne sommes qu’au début de la révolution. Même dans notre position privilégiée de spécialistes en brevets, confrontés chaque jour à l’innovation, nous ne réalisons pas encore à quel point l’informatique va bouleverser les procédés, les business models et les entreprises – à commencer par celles qui s’y attendent le moins. Les chauffeurs de taxis se sentaient probablement peu concernés par la révolution logicielle avant qu’Uber ne bouleverse cette industrie. De la même façon, les logiciels sur l’app store des montres connectées font concurrence aux complications des montres mécaniques. Les librairies reculent devant la puissance d’Amazon. Dans d’innombrables secteurs, les acteurs qui utilisent les possibilités de coordination quasi infinies des logiciels l’emportent sur les sociétés traditionnelles basées sur une production centralisée.
Mais comme toujours aux USA, un extrême cohabite avec son contraire. Face à cette ruée vers le virtuel, une autre tendance très forte qui se dégage des entretiens avec les responsables des entreprises rencontrées est la volonté de réindustrialiser les Etats-Unis. Cela passe bien sûr par des efforts protectionnistes et une politique active de reshoring pour faire revenir des entreprises parties en Chine. Starbucks a fait construire dans l’Ohio une usine pour fabriquer ses mugs. Beaucoup de marketing pour à peine onze emplois rapatriés, mais le message est porteur.
Plus étonnant : après des décennies vers le tout digital, le monde des machines est redevenu cool. Autodesk a envahi un des meilleurs piers de San Francisco, juste à côté du Financial District, pour en faire un gigantesque fablab et y exposer des machines d’usinage CNC et des machines d’impression 3D. L’essor des makers illustre aussi cette envie des américains de redécouvrir le contact physique avec des objets.
Bien sûr, personne dans la Silicon Valley ne songe un seul instant à rivaliser avec les pays asiatiques à bas coût pour fabriquer des objets de grande série. Pour gagner la bataille de la fabrication, les armes seront l’agilité et la flexibilité.
L’agilité, parce que les sociétés qui vont s’imposer seront capable de mettre des nouveaux produits sur le marché plus rapidement que leur concurrentes. C’est l’avènement des start-ups très mobiles qui occuperont le terrain. Le CEO d’Autodesk, Carl Bass, dit craindre leur concurrence plus que celles de ses concurrents établis.
Pour accélérer encore le mouvement, des sites de crowdfunding comme Indiegogo vous permettent aujourd’hui d’acheter un objet avant même qu’il ne soit développé.
La flexibilité, parce que les consommateurs veulent des produits personnalisés. Une société à New York vend aujourd’hui des écouteurs intraoculaires dont la forme est adaptée à celle de l’oreille de chaque utilisateur scannée avec un simple téléphone. Dans le medtech, on utilise l’impression 3D pour fabriquer des prothèses sur mesure. Des applications permettent d’imprimer sa collection de MP3 sous forme de vinyls individualisés.
33 tours réalisé avec une imprimante 3D
Les imprimantes 3D remplissent à merveille ces deux missions d’agilité et de flexibilité. Elles permettent de passer directement d’un fichier 3D à l’objet, et suppriment ainsi le temps nécessaire à la conception du plan d’usinage. De plus, l’impression peut se faire directement chez le consommateur, ou dans un centre d’impression à proximité, en court-circuitant les intermédiaires et réduisant de manière drastique le temps d’acheminement. Elles permettent aussi de réaliser des petites séries ou même des pièces uniques et ouvrent ainsi une voie royale à l’individualisation.
Alors bien sûr la qualité des imprimantes actuellement sur le marché déçoit. La plupart des imprimantes disponibles permettent au mieux d’imprimer des plastiques avec une résolution tout juste suffisante pour des jouets ou des figurines en plastique. Les imprimantes capables d’imprimer le métal offrent des meilleures performances, mais restent très chères et désespérément lentes. Le choix de matériaux imprimables est excessivement limité.
L’impression 3D ne permettra pas de battre les décolleteuses ou l’injection plastique sur le terrain de la fabrication à grande vitesse et bas prix. Mais les imprimantes vont s’améliorer, plus vite qu’on ne le croit. La gamme de produits imprimés va grandir et occuper des secteurs inattendus. On imprime déjà des circuits électroniques, y compris des processeurs, des écrans et des capteurs tactiles. D’autres sociétés impriment en 3D des virus capables d’attaquer les cellules cancérigènes ou des bactéries. L’impression 3D de séquences d’ADN directement injectées dans le patient n’est déjà plus de la science-fiction.
De nouvelles startups sauront profiter de ces opportunités pour proposer toujours plus de produits innovants et personnalisés, que les consommateurs enthousiastes auront du plaisir à imprimer eux-mêmes. De nouveaux modèles d’affaire apparaîtront avec cette répartition des tâches entre l’entreprise et son client.
Le défi sera un défi de propriété intellectuelle. Si la fabrication devient plus simple, la contrefaçon aussi. Le risque de copie sera encore augmenté lorsque les entreprises distribueront les fichiers électroniques pour imprimer leurs produits. Comment alors s’assurer que le consommateur imprime un seul produit, et pas 10’000 par exemple ? Et comment éviter qu’un concurrent ne réutilise les plans d’un design réussi pour proposer rapidement un produit similaire à bas prix ?
Les entreprises auront donc besoin d’être particulièrement vigilantes pour se protéger. Il faudra absolument éviter que l’industrie connaisse le même destin funeste que la musique ou les films vidéo, phagocytés par la digitalisation. Un pricing agressif permettra de réduire la tentation de la contrefaçon, mais en attaquant les marges des fabricants. Une protection systématique des solutions techniques au moyen de brevets, des dépôts de design et une attention à la marque seront donc plus que jamais indispensables pour contenir l’hémorragie. Il sera aussi important de définir clairement les licences d’utilisation des fichiers vendus : par exemple, un consommateur peut-il imprimer une seconde copie d’un objet pour une réparation par exemple ? Quelles sont les conditions de garantie sur un objet imprimé par le client ?
Même si elle ne remplacera pas tout, la manufacture 4.0 est une technologie disruptive qui va changer les règles du jeu. Les entreprises qui profiteront de ces nouvelles opportunités sont celles qui se seront préparées le plus rapidement